ABC Compétences

1 juin 2013

Vie, carrière : faut-il se fixer des objectifs ?

Il est loin d'être seul dans son cas. A l'occasion d'un accompagnement individuel (coaching), il m'avoue (le terme est de lui) qu'en fait... il n'a pas d'objectif. Non pas au sens d'objectif de coaching, ou au sens habituel en entreprise des objectifs fixés par un N+1, car il n'a pas de supérieur hiérarchique. Il est consultant indépendant dans le domaine de l'informatique, dans une spécialité très pointue.

Ensemble, nous explorons cette notion d'absence d'objectifs, en commençant par le problème que, selon lui, cela pose. Il m'explique qu'il se demande s'il a bien fait de se mettre à son compte, parce qu'au fond il est persuadé qu'il n'est pas un bon commercial, qu'il n'a pas vraiment d'ambition. Je lui demande qui pense cela. Il commence par me dire qu'il le pense lui-même, parce que c'est évident. La preuve, "c'est qu'il n'est même pas capable de se fixer un objectif pour l'année en termes de chiffre d'affaires".


Contextualiser le problème


Nous explorons les circonstances où il se tient ce discours. Il me parle de sa femme, qui lui reproche parfois de moins bien gagner sa vie que quand il était salarié. Il me parle aussi d'un coach avec qui il a eu quelques séances l'année précédente, et qui lui expliquait qu'il devait se fixer des objectifs à 10 ans, à 5 ans, à 1 an, à 3 mois, à 1 mois, à la semaine, et même chaque matin pour la journée à venir, non seulement sur le plan "business", et plus largement professionnel, mais aussi sur le plan personnel, relationnel, spirituel. Que c'était le seul moyen d'avancer dans la vie, et d'accomplir quelque chose.

Je lui demande si, à son avis, d'autres personnes ont des problèmes similaires. Il me parle d'amis et d'anciens collègues qui, comme lui, ont dû quitter le statut de salarié pour devenir freelance. Nous cherchons d'autres points communs. Il évoque la possibilité qu'en tant que salariés "on" fixait leurs objectifs pour eux, et qu'ils n'avaient qu'à se laisser porter. Il précise que c'est important d'avoir des objectifs, c'est comme ça que les entreprises et les économies progressent. J'ajoute : ou pas. Un sourire passe brièvement sur ses lèvres.

Déconstruire l'origine du problème 


Nous cherchons ensuite un nom à cet ensemble d'idées, cette notion qu'il est indispensable de se fixer des objectifs. Il propose "obligation de résultats", "être un battant", "maîtriser la situation", et quelques autres. Nous pouvons alors explorer ce que prescrit ce type de discours. En l'occurrence, il s'agit de la nécessité de contrôler le cours de sa vie, plutôt que de subir les aléas des circonstances. Je lui demande où il a entendu parler de ça pour la première fois. Il ne se souvient pas avec certitude. Il l'a lu dans des magazines sur le management, il l'a entendu dans des séminaires sur le leadership, et plus récemment de la bouche de son coach précédent, formé aux Etats-Unis. Il se souvient aussi d'un documentaire qu'il a vu, à propos des différences culturelles, qui parlait du locus de contrôle : il en a retenu que, dans certaines cultures, il existe la croyance forte que nous sommes responsables de tout ce qui nous arrive, en bien ou en mal, dans la vie (locus interne), alors que pour d'autres cultures, notre destin ne dépend pas de nous (locus externe).

Si cette croyance est aussi forte chez certains, c'est sans doute qu'elle porte la promesse d'une récompense. Nous explorons cette promesse : quand on se fixe des objectifs, et qu'on y travaille dur, quelle sera la récompense ? La réponse lui semble évidente : obtenir ce que l'on veut dans la vie, avoir la satisfaction d'atteindre ses objectifs, mieux planifier ses tâches, être efficace. Je lui demande à quoi ressemblerait sa vie s'il parvenait effectivement à faire tout ce dont il me parle : il saurait longtemps à l'avance à quoi s'attendre, il connaîtrait le chemin pour y arriver, il définirait un plan et il n'aurait plus qu'à le suivre.

Débusquer les promesses du discours dominant


Je lui demande si ces promesses de récompense sont toujours tenues. Il réfléchit, puis évoque une situation vécue dans l'entreprise où il travaillait. Il avait largement atteint les objectifs fixés par sa hiérarchie, mais n'avait pas eu le bonus escompté, car la situation financière de l'entreprise ne l'avait pas permis, selon son N+1 de l'époque. Comme je lui propose alors de réfléchir à un exemple d'objectif qu'il s'était fixé lui-même, et qu'il avait atteint, il me parle d'une trilogie qu'il s'était forcée à lire parce que tous ses amis l'avaient lue, mais qu'il avait dû se forcer parce qu'il n'aimait pas le style de l'auteur. Il me parle aussi d'une tâche qu'il s'était obligé à accomplir parce qu'il s'en était fixé l'objectif, mais dont il n'avait tiré aucun plaisir, mais plutôt du stress, même s'il avait ressenti une certaine satisfaction, au fil de la journée, à cocher une par une les cases correspondant aux éléments de cette tâche. Il s'agissait de constituer un dossier, ce qui nécessitait de rassembler certains documents, et d'en rédiger d'autres. Un silence s'installe, tandis qu'il continue à réfléchir, le regard dans le vague.

Quand il me regarde à nouveau, je lui demande ce qu'il pense de tout cela. Il ne sait pas trop quoi répondre. Je précise ma question : dans quelle mesure cette idée de "contrôler sa vie" colle-t-elle avec la manière dont il préfère, lui, avancer dans la vie, et avec ce qui est important pour lui ? Il hausse les épaules. Il finit par rire : "ça ne colle pas du tout..." Je lui demande alors ce qui, dans sa vie, colle avec ce qui est important pour lui.

Explorer les histoires alternatives


Il me raconte alors qu'il aime la variété, l'imprévu, les rencontres inattendues. Il aime se promener en ville et tourner au hasard à gauche ou à droite, pour découvrir des quartiers qu'il ne connaissait pas. Il aime parcourir les rayons des librairies et laisser son regard être attiré par un titre ou une couverture, feuilleter les premières pages, se laisser séduire par un livre pour l'acheter et le savourer plus tard. Il me parle de sérendipité. Je lui demande s'il a des exemples de cette façon de procéder dans son activité professionnelle. Il n'a pas de difficulté à en trouver. Un client lui a récemment demandé de travailler sur un projet en dehors de sa spécialité. Il a accepté sans hésiter. Il savait que les premières semaines lui demanderaient un effort supplémentaire, mais que ce serait aussi l'occasion d'enrichir ses compétences, et d'étendre sa zone de confort. Je lui demande comment son chiffre d'affaires a évolué, depuis qu'il s'est installé à son compte. Il y a eu des hauts et des bas, mais sa facturation a augmenté au cours des 3 dernières années.

Je lui demande comment il appellerait cette façon d'agir dans le monde. Plusieurs phrases lui viennent : "accueillir le changement", "laisser venir les choses à soi", "croître de manière organique". Cette dernière image lui plaît. Elle lui évoque une plante, un arbre, qui ne choisit pas à l'avance de lancer telle ou telle branche vers ciel, ou de pousser jusqu'à telle hauteur, mais qui à chaque instant pousse ses feuilles vers la lumière qui change à chaque instant, vers la pluie qui tombe où elle veut et quand elle veut.

Ouvrir le champ des possibles


Il se sent apaisé par cette métaphore. Je lui demande ce que cela rend possible d'avoir réfléchi de la sorte à son problème, ce que cela lui donne envie de faire. Il me répond qu'il va arrêter de "se mettre la pression", et de culpabiliser. Il va s'autoriser à suivre son intuition et ses envies, car "au fond, cela ne lui réussit pas si mal". Il ne s'interdira pas pour autant de rédiger des "to do lists" (listes de choses à faire) pour ne pas oublier de tâches importantes. Mais il semble décidé à oublier les objectifs à long terme.

Alors qu'il m'avait cité peu après son arrivée la célèbre phrase de Sénèque : "Il n'est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va.", il repartira en ayant noté dans son carnet cette phrase (moins connue) de Lao Tseu, que nous avons cherchée ensemble (et retrouvée) sur Internet : "Le vrai voyageur n'a pas de plan établi et n'a pas l'intention d'arriver."

Et vous, êtes-vous plutôt Sénèque ou Lao Tseu ?


Auteur : Lionel Ancelet - Accompagnement & Formation
Credit photos : kinglomo sur flickr.com (licence Creative Commons)

Post-Scriptum : le processus illustré dans cet article est inspiré des pratiques narratives. Il s'agit d'une approche mise au point par l'australien Michael White, notamment à partir des travaux des philosophes français Michel Foucault et Jacques Derrida. Comme on le voit dans l'exemple ci-dessus (simplifié pour s'adapter au format d'un blog), l'approche narrative s'attache à déconstruire le problème (c'est-à-dire à comprendre les étapes qui ont mené à son apparition) pour finalement le dissoudre plutôt que de chercher à le résoudre

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